Au Cambodge, de la misère à un métier - Le Ventre de Phnom Penh
Entame de notre siècle, Cherbourg, les années lycée. Je n’ai alors connu que la Manche, où mes parents se sont installés quelques années avant ma naissance en provenance du Cambodge. Depuis cette extrémité de la péninsule cotentinoise, l’horizon est marin, et britannique. Bercé par Radiohead et les trouvailles électroniques du label Warp, le post-ado que je suis file sur son skateboard. Le pays khmer est loin, très loin. Il se résume à quelques tableaux racontés à nos murs et de rares histoires parentales. À Cherbourg, avec mes frères et mes parents, nous sommes les seuls originaires de ce coin du monde. Je n’y suis jamais allé. Il existe mais au fond, ma réalité est normande. Automne 2001, le World Trade Center n’est plus que gravats. Interne au lycée de Granville, comme tous les mercredi après-midi, je vaque librement à mes occupations. Un mercredi de balade au Plat Gousset avec ma petite amie – mon nouveau loisir chéri – elle me fait remarquer une affiche d’une petite fille cambodgienne annonçant un événement qui a lieu une semaine plus tard : la projection d’un reportage sur les chiffonniers du quartier Stung Meanchay de Phnom Penh, suivie d’une rencontre avec Christian et Marie-France des Pallières, les fondateurs de l’ONG Pour un Sourire d’Enfant (PSE), qui aide les enfants défavorisés jusqu’à ce qu’ils puissent vivre dignement leur vie d’adulte. Je sors de cette projection dans un état paradoxal ; à la fois agité et apaisé. Me dirigeant vers ma voiture, je rencontre le couple des Pallières accompagnés de leurs deux filles cambodgiennes. Lumineuse rencontre. Ma voiture était garée à côté de leur van… Heureuse juxtaposition annonçant de prochains va-et-vient Normandie-Cambodge ? Un geyser de sensations et d’émotions tranquilles sourd en moi. L’arrivée de mes parents à Cherbourg m’apparaît évidente, et naturelle. Je réalise la chance qui est mienne d’être né ici. Je sais qu’un jour, je me rendrai sur la terre de mes ancêtres. Neuf années s’écoulent, printemps 2010. J’entreprends mon premier voyage au Cambodge, seul. L’enchantement opère ; je me laisse porté par le chaos étonnamment cool que mon pays d’origine m’offre. Ma mémoire photographique s’active comme jamais. À mon retour en France, je deviens donateur de PSE, l’association des Pallières, et fais mes premiers pas dans la photographie. Dix années durant, je parcours bien des contrées, respire la vie et me galvanise de ses scènes multiples et beautés plurielles. Je documente ces déambulations par mes prises de vue avec l’envie de raconter ces vies. Automne 2022, PSE me propose de réaliser un reportage photo sur leur centre de Phnom Penh, une véritable ville dans la ville où vivent près de 10 000 personnes, accueillis, bénévoles, salariés. En mars de cette année, j’y passe 3 semaines. Les premiers jours, je ne touche pas à mon appareil. Il y a tant à apprivoiser : les sons et les lieux, les horaires et activités, les écoliers et les travailleurs, les horaires et les règles. Il y a ces cours que je donne auprès d’étudiants de l’école de cinéma du centre et ces échanges avec le personnel de la fondation. Au fil des jours et des rencontres, j’explore les confins du centre PSE puis sors de ses limites, suivant des élèves et des travailleurs vers d’autres quartiers qu’ils habitent. Je découvre un territoire urbain haché mais bizarrement attachant, composé d’organes nécessaires mais disjoints les uns des autres. Cette ville aux jointures indécises mêlant immeubles flambant neufs et constructions de bric et de broc brinquebalantes est traversée de flots irréguliers d’humains qui me questionnent. Que font-ils ? Où vont-ils ? Leur allure dénote d’une frugalité matérielle insouciante. Leurs vêtements chamarrés et mouvements chaloupés impriment un air de fête sans motif. J’écourte mes nuits pour marcher dans Phnom Penh au moment des aubes. Je me mets à photographier en dehors du cadre de ma mission PSE et parler en langue khmère avec des inconnus qui me dévoilent à leur façon bien des choses sur la vie et la culture concrètes du Phnom Penh d’aujourd’hui. Un matin, je butte sur une claquette orpheline, une contrefaçon Lacoste baptisée « Locoste ». Je ris de ce jeu de mot probablement involontaire exprimant une désinvolture à l’égard de produits manufacturés souvent sanctifiés. L’ironie invitant à reconsidérer les choses, je lève la tête et scrute l’horizon. Un pont routier en arc de cercle, un panneau publicitaire triangulaire démesurément imposant, le lit terreux jalonné de quelques déchets de ce qui fut une rivière en contrebas, un maigre feu crachant ses volutes rejoignant le ciel blanc. Au loin, un homme descend vers cette incongrue rivière sans eau. Pourquoi est-elle asséchée ? L’homme glisse le long de la berge, pose sa bouteille de Coca Cola, fume sa pipe d’opium. Que sera sa journée ensuite ? Que deviendra cet endroit composite ? Mes explorations se succèdent et prennent la forme de pèlerinages. En fin de journée, je découvre un autre cours d’eau qui n’est plus, absorbée par la ville qui lui rejette ses déchets plastiques. L’air est propice à la flânerie sur le quai surplombant le berceau jonché d’ordures. Un groupe d’enfants aux vives couleurs examine quelque chose se trouvant dans le lit d’où émanent de lourds bruits répétés. Un homme frappe à coup de massue des morceaux de béton armé effondré. Veut-il en récupérer l’acier ? Ce quai décharge va changer, pour sûr. Va-t-il devenir un endroit branché avec des terrasses de cafés alignées ? Je photographie cet Hercule tout droit sortis des entrailles de la ville. Cette ville métamorphe me rappelle que rien n’est figé, que tout se transforme organiquement. Ainsi va la culture, l’économie et ses tendances et soubresauts, la destinée de chaque homme et femme. Ainsi va Phnom Penh et ses habitants, avec leur style unique que je veux décoder et sublimer d’autant plus que ces gens qui pour la plupart n’ont rien, ont cette grâce qui me rend heureux. Les photographies présentées ont été réalisées lors de ces errances dans la capitale cambodgienne, dans le centre PSE et les quartiers de Stung Meanchey, Boaeng Salang, Prey Sa, Prek Thom. En arrière-plan des sourires d’enfants, elles témoignent de ce qui est en train de se jouer à Phnom Penh, où la façon de faire la ville évolue sous l’influence des constructions de borey, cités résidentielles modernes constituant aujourd’hui un rêve homogène pour les Cambodgiens. Les décennies de désurbanisation organisée par le régime des khmers rouges font de Phnom Penh une capitale aujourd’hui en gestation. L’aspiration vers un avenir débarrassé des scories du passé (comme le white building démoli pour bâtir un casino digne de Las Vegas) et la spéculation foncière alimentent cet appétit pour le borey et négligent les modes de vie citadins informels qui pourtant constituent aujourd’hui encore le quotidien d’une majorité, dont font partie les chiffonniers, qui poursuivent vaille que vaille leur rôle de foie de la ville. Je poursuivrai mes pèlerinages pour documenter ce qui disparaît et apparaît dans un Phnom Penh organique qui se transforme, avale et recrache. L’instinct de rue que j’ai cultivé à Paris et ailleurs, j’irai de nouveau le confronter aux rues de la capitale cambodgienne pour comprendre, par l’étude du grand recyclage en cours, les espoirs et désillusions de ses acteurs.
À la mémoire de Christian des Pallières, affectueusement connu au Cambodge sous le nom de « papy »